Être normal ou être soi ?
La première fois que j’ai vu, de mes yeux vu, un bambin allaité, c’était il y a plus de vingt-cinq ans, et j’ai immédiatement senti la justesse de cette expérience. J’ai pensé que j’aimerais cela moi aussi, le sevrage naturel.
Si cette personne n’avait pas osé braver les regards désapprobateurs, je n’aurais certainement pas vécu l’allaitement long que j’ai pu vivre car quelqu’un avait ouvert une porte pour moi.
Bien sûr, moi aussi, il a fallu dans un premier temps que je fasse preuve de courage, face à ma famille tout d’abord : « Tu l’allaites encore ? » Cette question m’était régulièrement posée. Est-ce par lassitude, elle ne s’exprima plus quand ma fille eut deux ans. Ensuite, face au regard des autres, plus ma fille grandissait, plus elle réveillait la curiosité autour d’elle.
Fait intéressant, je me suis rendu compte que plus j’avais confiance en moi, moins j’étais jugée. En définitive, même si j’avais donné naissance à la maison, j’ai ressenti l’allaitement long comme une sorte d’entraînement à l’accueil du regard de l’autre. Car pour nous l’allaitement se produisait partout, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. À la piscine, à la gare, à la bibliothèque, à la poste, au supermarché ou au magasin bio, le besoin de téter pouvait se manifester n’importe quand.
Où que nous allions, un enfant qui tête et qui parle et marche dans un premier temps, puis qui est capable de lire dans un second temps, cet enfant-là suscite des interrogations. « Eh oui, elle tète encore ! », « Non, elle ne me mord pas », « Oui, vous pouvez lui demander directement à elle s’il y a encore du lait. » Nous étions exposées au public et donc bien entendu aux commentaires et aux regards en coin de ceux qui n’osent rien dire mais qui pensent tellement fort qu’on les entend clairement !
Alors que ma dernière fille avait 3 ans, je me rappelle une agricultrice qui s’était exclamée : « Mais c’est un miracle ! » Elle travaillait avec des vaches auxquelles elle était très attachée, et fut tout à fait d’accord quand je lui énonçais qu’il suffisait que l’enfant (ou le veau) tête pour que l’on produise du lait. Vingt ans après, les parents des enfants scolarisés dans la même école maternelle que cette enfant allaitée m’en parlent parfois : « On se rappelle que tu l’allaitais à la sortie de l’école, tu t’asseyais sur le trottoir et elle tétait, ça nous faisait sourire. »
Plus je gagnais en souplesse et en dextérité, plus j’avais d’expérience, plus j’étais convaincue, plus je recevais un accueil amical et parfois surpris. Finalement, moi aussi je montrais quelque chose avec cet allaitement long. Dans le fond, l’allaitement, le cododo, le portage, l’écoute des émotions, la pose de limites respectueuses, tout ceci s’inscrivait dans une sorte de projet global qui consistait à combler les besoins de mes enfants.
Et je revenais de très loin, car la norme, d’une certaine manière, m’avait imposé une façon de faire très différente de ce que j’ai fini progressivement par mettre en place dans ma famille. Ce que j’entendais d’elle, c’était un message du style : « Il faut que tu donnes de bonnes habitudes à tes enfants, sinon ils ne feront jamais rien de bon, il faut leur apprendre à manger, à dormir, il faut leur faire peur afin qu’ils comprennent ce qu’il ne faut pas faire. Il faut se séparer d’eux au plus tôt pour retravailler et reprendre ta vie d’avant… »
Je découvrais que la norme, ou ce que j’en percevais, fonctionnait à l’envers par rapport à ce que j’expérimentais au quotidien : une sécurité de base qui leur permettait de grandir car leurs besoins physiologiques étaient comblés lorsqu’ils se manifestaient. Je n’avais pas besoin de me mettre en guerre contre mes enfants pour leur dire de venir à table ou d’aller se coucher, elles mangeaient quand elles avaient faim et elles se couchaient quand elles avaient besoin de dormir, quitte à le faire sous une table comme des petits chiots, récupérant des activités intenses auxquelles elles se livraient dans la journée.
Ce qui était plus délicat, c’était quand elles ressentaient une grande frustration et qu’elles étaient envahies par la rage… Parfois, je m’éloignais des regards des curieux, je trouvais souvent un espace plus ou moins propice à l’expression de leurs émotions. Entre deux voitures dans un train, aux toilettes dans un centre commercial, ou bien sur un parking ou dans notre voiture. Mais souvent cette rage s’exprimait bruyamment sans aucune limite et sans inhibition là où nous nous trouvions sans que je puisse me déplacer, et je me sentais extrêmement mal… Je faisais de mon mieux pour écouter mon enfant, mais l’idée qu’elle dérange les autres était tenace et tout à fait réelle ! Même si j’étais convaincue… Là encore, j’ai gagné en expérience et en écoute de ce qui pouvait se dire autour de moi dans ces moments-là. « Tu te fais bouffer par tes enfants » en était un exemple très significatif. Oui, pour les autres autour de moi, je leur donnais trop : trop de temps, trop d’attention, trop de câlins, trop de présence, et pas assez de limites.
J’ai fini par comprendre que derrière tous ces jugements et ces commentaires négatifs se cachaient toutes les blessures d’abandon, de rejet, de manque. Pour résumer, je recevais l’expression de leur vécu d’enfant, et cette lancinante question posée inconsciemment : « Pourquoi tes enfants et pas moi ? Pourquoi mes parents n’ont-ils pas fait ça avec moi ? » Ensuite en venait une autre, plus insidieuse : « Et si elle avait raison ? Ce n’est pas possible, je n’arriverai pas à faire cela avec mes enfants… »
La remise en question de l’école s’est faite quand j’ai constaté que mes filles ne voulaient plus y aller. Bien sûr, avant la déscolarisation j’ai cherché d’autres solutions, mais elles ont fini par atterrir à la maison. Cet acte radical m’a aussi valu pas mal de commentaires… et des questionnements qui m’ont parfois ébranlée. « Que vont-elles devenir ? » est celui qui m’a le plus affectée… Dans le fond, ce questionnement est toujours d’actualité pour mes enfants qui ont un regard très différent de la majorité sur l’existence, ce qui est loin d’être toujours simple. Mais je crois dans le fond qu’elles ont en elles l’idée que le but de la vie n’est pas de faire des études, de travailler, de gagner de l’argent, etc. – le but de la vie, c’est de vivre en faisant des expériences diverses, de préférence passionnantes. Et dans ce parcours, il y a des hauts et des bas !
Même si j’ai souvent pensé en dehors des clous de la norme, à partir du moment où j’ai eu des enfants, la norme m’a fait perdre un temps précieux. Et j’ai fini par comprendre que tout le travail que je faisais sur moi-même m’apprenait qui j’étais et que je pouvais être fière de moi, de ce que j’étais tout simplement. J’ai appris à m’assumer, à assumer mes choix, et à accompagner mes enfants non pas en les guidant vers ce que je voulais qu’ils soient (c’est-à-dire vers une vie « normale » telle que la concevaient mes parents par exemple), mais en les soutenant dans le projet d’une vie : découvrir, accepter et aimer ce que l’on est.
En 2018, j’ai assisté à la Gay Pride à San Francisco, j’étais très émue de voir ces hommes et ces femmes défiler et exhiber leur fierté : la fierté d’avoir un corps merveilleux quelle que soit sa forme, par exemple la fierté d’être gay et amérindien, la fierté d’être en couple depuis 42 ans, la fierté d’avoir des enfants, d’être transgenre, etc. La liste est très longue, j’ai eu le sentiment d’être dans une sorte de concentré d’amour et d’acceptation, vous trouverez dans ce dossier quelques photos de cet événement intense !
Et puis vous trouverez aussi des œuvres de l’artiste Mahn Kloix, qui a eu la gentillesse de nous donner quelques clichés de son travail. C’est un artiste de rue, il s’exprime sur les murs des villes, en faisant une large place à tous ceux qui militent pour un monde meilleur, un monde inclusif, où chacun a sa place !
Catherine DUMONTEIL-KREMER
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