« La fonction du père est de séparer l’enfant de la mère. Il doit s’interposer entre la mère et l’enfant pour permettre à l’enfant de développer son identité en dehors de la symbiose maternelle. »¹
Voilà une présentation classique de la « fonction séparatrice du père », un concept important de la psychanalyse. Et voilà une tâche à remplir bien ingrate pour les papas, même si certains analystes ont tenté de faire évoluer le concept au fil du temps², et même si la psychanalyse a toujours clamé l’aspect symbolique et non réel de cette fonction.
Au fond, il n’est pas insignifiant que ce concept colle si bien aux conventions dominantes en Europe à l’époque de Freud (début du vingtième siècle), selon lesquelles les pères n’interviennent que tardivement dans la vie de leurs enfants. Qu’un père soit sommé par la psychanalyse de briser la « dyade fusionnelle » mère-enfant est pour moi le reflet d’un principe d’organisation de la famille et de la société historiquement daté et géographiquement localisé. C’est la transcription d’un état de fait local en un principe qui se voudrait universel et atemporel.
Si, cent ans plus tard, on entend toujours des pères dire qu’ils ne s’intéressent à leurs enfants que tardivement, par exemple à partir du moment où ils savent parler, les rôles et fonctions respectifs des pères et des mères ont changé, à la fois dans les faits, dans les représentations sociales et dans les législations (elles tendent ainsi à offrir plus de congés aux pères après la naissance de leurs enfants)³. Et force est de reconnaître que de nombreux pères s’investissent dans leurs enfants plus tôt, dès la naissance, rendant hautement questionnable l’idée d’une fusion mère-enfant exclusive après la naissance.
Il y a encore, dans cette fonction de séparation, d’autres présupposés qui me semblent aujourd’hui critiquables. Le premier est que l’enfant, par nature, ne serait pas du tout désireux de rompre la fusion avec sa mère et qu’il n’aurait pas de tendance innée à développer son individualité. C’est-à-dire qu’il aurait absolument besoin d’un tiers pour construire une personnalité propre. On retrouve là la conception traditionnelle de « l’enfant-à-modeler », dont le développement ne se fait que malgré lui, sous l’impulsion, voire la coercition, de son entourage familial. Vous vous en rendrez compte au fil des numéros, mais ici, à PEPS, on est enclins à voir l’enfant comme un arbuste dont le développement harmonieux vers l’état adulte est génétiquement programmé (il suffit d’accompagner ce développement, en arrosant, en nourrissant, etc.), plutôt que comme un bonsaï qu’il faut tailler, brider et guider par la contrainte pour qu’il pousse bien.
L’autre présupposé est que, même si l’enfant était doté d’une telle pulsion d’individuation, sa mère s’y opposerait et voudrait garder son enfant dans le processus fusionnel, dans cette « étreinte mortifère » ( !). C’est le vieux poncif de la mauvaise mère que l’on retrouve, celui qui veut qu’une mère soit au mieux capable d’élever des filles ou des garçons efféminés si on la laisse faire toute seule. Là encore, les conceptions ont évolué depuis un siècle. Et ce poncif patriarcal met encore en lumière le problème principal : mais où est donc le père pendant tout ce temps-là ?
Les pratiques sont souvent en avance sur les idées, alors, mes bien chers pères, rangeons nos ciseaux et ouvrons plutôt nos cœurs, nos enfants ont besoin de notre affection, de notre attention et de notre temps !
Mon témoignage de jeune père
Voici ce que j’avais écrit sur la liste de discussion Parents Conscients il y a huit ans :
« Notre fils de 15 mois demande exclusivement sa mère dans un certain nombre de situations : quand il a envie de téter bien sûr, quand il n’est pas bien (maladie, bobo, etc.), le soir pour s’endormir et j’en oublie probablement d’autres. En dehors de cela, il a l’air satisfait d’être avec moi, même seuls, et ça fait longtemps que j’ai droit à de nombreuses marques d’affection (dont une qui est triste, c’est qu’il peut pleurer quand je quitte la maison).
Si je devais tenter d’y donner une explication, je dirais que c’est peut-être parce que j’ai été très présent dès le début. Je me suis arrêté de travailler pendant un mois et demi après sa naissance, puis un mois à mi-temps. J’ai partagé les soins, l’habillement, le portage, etc. Je me suis aussi investi dans tous les choix le concernant (nourriture, habits, achat de matériel, etc.), et depuis ses 9 mois c’est moi qui lui prépare son repas pour chez la nounou – un partage des tâches pas encore équitable cependant, j’en ai certainement fait moins que sa mère. Avec le cododo, j’ai aussi été présent la nuit. Nous avons aussi fait de l’haptonomie pendant la grossesse – déjà il y avait une forme de communication entre mon fils et moi, et une familiarité qui se créait, il entendait ma voix et répondait à mes touchers.
Pour autant je ne crois pas du tout avoir perturbé la proximité mère-enfant dont parlent certains, je ne vois d’ailleurs pas comment empêcher cet élan naturel, sinon par la force. Et oui, je l’encourage et la protège (par exemple, j’admire et je soutiens leur envie commune d’allaitement long). Mais personnellement, limiter le rôle du papa à encourager la proximité mère-enfant me paraît très réducteur. Je crois qu’il y a assez de place dans le cœur et la vie d’un enfant (et cela, dès qu’il est né) pour une maman et un papa ! Je sais que mon fils a plus besoin de sa maman que de moi, je n’ambitionne pas de changer cet état de fait et je ne crois d’ailleurs pas que ce soit possible. Mais il n’empêche que mon fils a aussi beaucoup besoin de moi et ça me suffit complètement. Il y a plus d’hydrogène que d’oxygène dans l’eau, mais les deux éléments sont absolument nécessaires (vieux proverbe chinois que je viens d’inventer !) »
Christian Cools
¹ Yvon Dallaire, La réelle fonction du père, www.psycho-ressources.com
² Yves-Hiram Haesevoets, Le père absent dans l’existence de l’enfant, www.psy.be/familles/enfants/pere-absent-enfant_2.htm
³ Dans son livre Quand les parents se séparent, Seuil, 1988, Françoise Dolto a tenté d’intégrer dans le corpus psychanalytique cette évolution des mœurs.