Résister
Pendant très longtemps j’ai cru que les enfants aimaient leurs parents d’un amour inconditionnel même si les traitements qu’ils subissaient de leur part s’avéraient inappropriés. Ce qui signifiait en partie qu’ils étaient sans défense, paralysés par l’oppression lorsqu’elle se manifestait dans leur famille, et qu’ils pardonnaient toujours à leurs géniteurs. Oui, les enfants sont sans défense mais ils réagissent à la coercition bien plus souvent que l’on peut le penser. Ils résistent de façon parfois désespérée à des conditions de vie indignes de leur vitalité, de leur désir d’apprendre, de concrétiser des projets.
Et cela commence tôt… Une des manifestations évidente de cette résistance est la fugue. Ils sont environ 48 000 mineurs chaque année en France à quitter leur famille, leur foyer d’accueil, etc. Le terme de « fugue » a pourtant tendance à ne plus être utilisé et à faire place à celui de « disparition ». Pourtant ce sont deux vocables très différents. La disparition est inquiétante, elle peut provoquer de l’angoisse par son caractère inattendu, inexplicable. Les disparitions d’enfants tragiques que vivent certaines familles sont cependant rarissimes même si elles méritent toute notre attention.
Partir !
À la base de la fugue il y a une décision : partir ! Le jeune décide que c’en est trop, ce n’est plus possible, il prend la fuite. Ce n’est pas une disparition c’est un refus, un rejet de ce qu’il est en train de vivre. Si j’en crois un rapport demandé par les ministères de la justice et de la famille en 2004, il y a plusieurs raisons aux départs massifs des jeunes :
« - Une réaction à la frustration
– La peur de réprimande
– La fuite devant la maltraitance
– Le refus d’une décision de garde
– Un appel à l’attention de l’entourage
– Une manifestation pathologique
– L’instabilité d’un comportement »
Il suffit de lire cette liste pour comprendre que les départs sont dus à un mal-être évident, une incompréhension, de la violence. Les jeunes nous signifient par leur acte, qu’ils en ont assez. La coupe est pleine. Et quand on pense à leur degré de dépendance, c’est une décision difficile. Partir pour aller ou ? Faire quoi ? Sans argent, sans abri.
Un phénomène largement sous estimé
Je ne peux m’empêcher de penser que ce phénomène est très largement sous estimé étant donné que seules les fugues faisant l’objet d’une déclaration aux services de police sont comptabilisées. C’est comme souvent la partie émergée de l’iceberg qui nous est présentée. Des jeunes vivant des situations inacceptables : « Je suis en fugue depuis une semaine, ma sœur et moi on ne s’entendait pas avec ma mère elle nous frappait, nous donnait des coups de poing » une jeune fille répond aux questions d’un membre de la brigade de protection des mineurs dans un documentaire « Alerte enfants disparus », édifiant sur le sujet.
D’autres cas sont évoqués : Une petite bande d’enfants a quitté son foyer d’accueil, ils sont cinq entre 8 et 12 ans. Le plus âgé a « volé » de la nourriture et a eu peur des représailles, il a donc pris la décision de partir avec quatre autres petits. Ils seront retrouvés chez le père de l’un d’entre eux. À la BPM un homme est accueilli, c’est un autre père qui s’inquiète : « Vous savez quand il y a un départ, c’est qu’il y a une souffrance. » formule-t-il. Son/ses enfants sont placés en foyer et il aimerait certainement que les conditions de vie soient meilleures pour eux. Ces conditions qu’il n’a pas su leur offrir.
Multifugueurs ?
Et puis il y a Tiffany, 16 ans, en « cavale » depuis sept mois, inscrite au fichier des personnes disparues. Sa difficulté : elle est très amoureuse de James et cette relation n’est pas acceptée par ses parents. Alors elle est partie avec lui. Leur périple a été très dur si j’en crois les larmes versées par la jeune fille à l’évocation de leur errance dans les rues de Paris. Pourtant, le jour de son anniversaire elle a beaucoup pleuré, pourtant ses parents lui ont énormément manqué. La seule chose qu’elle souhaite c’est que son amoureux soit accepté par les siens. Tiffany est une multifugueuse. Elle est déjà revenue chez elle, sans aucun résultat, les parents n’ont pas changé d’avis. Elle est donc repartie. Ramenée pour la énième fois dans sa famille par les membres d’une association spécialisée dans la recherche de jeunes disparus.
Elle est cette fois accompagnée par son copain, et l’accueil est distant. Son père formule une sentence lui indiquant qu’elle n’est pas la bienvenue et qu’il ne souhaite pas son retour. « Tu as fait beaucoup de tort à tout le monde ici, nous avons réussi à trouver un équilibre qui est déjà très limite, et je ne voudrais pas que tu casses cet équilibre… Revenir ici définitivement non, que tu le veuilles, ou que tu ne le veuilles pas… » La mère temporise, sa fille lui a manqué, elle essaie de négocier une nuit pour le jeune couple. Mais le père reste inflexible, il ne veut pas parler à James, il souhaite que dès le lendemain sa fille et son ami s’en aillent. Ce père est comme bloqué dans une attitude rigide, la jeune fille s’attendait à autre chose, elle crie son désespoir de l’avoir perdu il y a déjà longtemps. Selon ses dires il ne l’a jamais accompagnée, aidée, soutenue.
La police, impuissante
En matière de fugue les récidivistes sont nombreux, cet enfant de neuf ans en est à sa quatrième fuite. Le policier qui l’entend essaie de le convaincre : « C’est peut-être pas facile dans ton foyer mais c’est quand même mieux que la rue, tu as un toit, tu as des repères… » Oui mais, quels sont ces repères ? Que veut cet enfant ? La police est impuissante, essayant parfois d’écouter et de comprendre, elle se retrouve dépassée par la souffrance des enfants accueillis.
Vivre autrement
La grande majorité des fugueurs sont retrouvés quelques heures après leur départ. Il y a même ce que la police appelle les fugues-cigarettes, les jeunes quittent le plus souvent un foyer d’accueil une heure ou deux et reviennent. Une fugue est un message, elle peut signifier : « Je n’en peux plus », « Il y a trop de pression dans ma vie », « Je veux vivre autrement », « mon existence est insupportable », mais ce qu’elle crie plus fort que tout je crois c’est « Bon sang, aimez-moi, soutenez-moi, parlez avec moi… » La fugue me fait beaucoup penser à la tentative de suicide. C’est aussi un message, les jeunes ne veulent ni partir, ni mourir, ils veulent vivre autrement. Tout comme le message de la fugue, celui de la tentative de suicide (50 000 par an en France chez les jeunes) est rarement entendu puisque 70 pour cent récidivent dans l’année qui suit.
Avez-vous fugué ? Et vous cher lecteur, vous est-il arrivé de fuguer ? Dans quelles circonstances ? Que s’est-il passé pendant cette fugue ? Je vous propose de revenir sur cet événement de votre vie d’adolescent… Pour aider peut-être des jeunes, des parents, des professionnels, vos témoignages seront publiés sur notre site, et ils resteront anonymes. J’ignore si les jeunes aiment inconditionnellement leurs parents quoiqu’ils fassent, mais je pense qu’ils espèrent très longtemps, parfois jusqu’à la fin de leur vie des manifestations d’amour et de reconnaissance. La désespérance d’une majorité de jeunes pourrait être évitée très facilement si le soutien aux parents quels qu’ils soient était une priorité politique. C’est pour bientôt, je crois…
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