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Parentalité Créative

Mon père

Mon père, je ne sais pas si c’était le plus fort, mais c’était un gentil papa. Il riait beaucoup, mais il gardait ses angoisses et ses soucis pour lui. Fait plutôt rare à cette époque, chez nous il s’occupait du linge et des repas, ce qui me valait de gentilles moqueries de la part de mes copines de collège.

Il était photographe, autant dire qu’il lui fallait un sens du contact humain assez aigu. C’était lui qui me gardait le mercredi dans sa boutique. Je me rappelle encore le labo obscur, le studio avec un appareil à plaques, les clients découvrant leur visage sur des photos en noir et blanc. Cet environnement me plaisait beaucoup, d’autant que mon père était un tendre, très en décalage avec les hommes de sa génération.

Une génération qui avait connu la guerre et qui ne pouvait se permettre de laisser libre cours à sa sensibilité – comment aurait-elle survécu autrement ? Un homme à cette époque-là était responsable de sa famille, qu’il se devait de protéger et de discipliner. Il ne pouvait y arriver qu’en divorçant d’avec lui-même, en sacrifiant sa sensibilité à jamais.

Qu’en est-il des autres pères ? « Mon père ce héros, mon père ce zéro » : c’est ainsi que commençait une émission de Daniel Mermet sur les relations père/fille. Treize femmes y parlaient de leur père, de l’image qu’elles s’en étaient forgée au fil du temps : « Mon père, c’était un manœuvre, un pauvre ouvrier, il me faisait honte, j’ai mis du temps à accepter ce qu’il représentait… C’était loin d’être un héros. » « Mon père était un personnage solitaire, toujours retranché du monde. Je ne lui ai jamais dit que je l’aimais, chez nous ça ne se disait pas. » « Je ne m’entends pas très bien avec mon père. On ne se confie rien. Il ne pense qu’à l’argent. Il ne me donne aucune affection. Je pense que ma mère est triste avec lui… » « J’avais sept ans quand il est parti, il ne m’a pas manqué, il ne m’a laissé que des mauvais souvenirs. » « Mon père est diabolique, je ne l’aime pas. J’aimerais qu’il ait honte de lui et de ce qu’il m’a fait… »

Des artistes ont évoqué leur père dans leurs œuvres. Le comédien Jamel Debbouze parle du sien dans un sketch éloquent, qui fait rire tout le monde [1] – est-ce un moyen d’exorciser la violence des pères ? Je le cite : « Qui aime bien, châtie bien… Eh bien, mon père il m’adorait. Il m’adorait le matin, il m’adorait le soir. À midi j’avais rien fait, il m’adorait aussi… Faut le comprendre, mon père, il a travaillé toute sa vie pour être pauvre… » À la fin du sketch, il rapporte des propos de son géniteur qui lui reproche de dire publiquement qu’il a été frappé : « Toi, tu vois pas l’amour derrière les coups de poing. » Difficile d’imaginer un tel paradoxe, il est pourtant tellement fréquent. C’est l’expression évidente du « Je te blesse, mais c’est pour ton bien » d’Alice Miller [2].

Anne-Laure Schneider a recueilli des témoignages d’hommes et de femmes célèbres sur leur père. C’est un bien sombre florilège. J’en cite ici quelques extraits : « Un seul regard de lui et je file doux » témoigne Éric Neuhoff, journaliste et écrivain, non sans avoir auparavant précisé : « Mon père ne m’a jamais rien dit, je me suis contenté de l’observer, ça suffisait, c’est comme ça que j’ai appris tout ce que je sais. » Et puis encore ceci : « Mon père m’a élevé, il m’a hissé au-dessus de moi-même, je lui trouve quelque chose de médiéval. Sans lui, à l’heure qu’il est, je serais un viveur, un pitoyable débauché… »

Le père de Serge Gainsbourg était sévère selon les dires du chanteur, il n’hésitait pas à corriger son fils à coups de ceinture, fesses nues. « Ce que je trouvais intolérable, c’était que le soir au dîner familial, il s’excusait de sa brutalité… J’aurais préféré qu’il soit dur et qu’il le reste… Comme il avait un cœur en or, il se justifiait vis-à-vis de moi et ça me perturbait. »

On peut constater dans les deux précédents témoignages l’ombre du déni, qui ne permet pas d’ouvrir les yeux sur ce qui s’est réellement passé. Le père reste malgré ses exactions un personnage mystérieux et juste, un sauveur même !

Les paroles du chroniqueur Alain Rémond m’ont particulièrement touchée : « Mon père m’était un étranger, j’aurais aimé l’aimer, mais comment faire si on ne sait presque rien l’un de l’autre, si on ne se connaît pas… Je ne crois pas avoir eu avec lui un seul bavardage d’enfant, une seule discussion d’adolescent. » « J’ai cette image, précieuse entre toutes, d’un jeu un soir, autour de la table, où mon père jouait à essayer de m’attraper. Il était assis sur sa chaise, il souriait, je courais et je riais comme un miraculé, comme quelqu’un qui ne croit pas à sa chance. Jamais je n’avais joué avec mon père. »

L’histoire ne dit pas ce que ces hommes seraient devenus avec un père aimant à leurs côtés. Mais aujourd’hui, malgré l’influence de la psychanalyse qui attribue au père un rôle bien défini (celui de séparer la mère de sa progéniture et d’être le garant de l’autorité), les hommes veulent s’investir aux côtés de leurs enfants. Ils sont nombreux à ne plus vouloir être le ministre de l’Intérieur de la famille, comme Claude Halmos les définissait dans un numéro du magazine Psychologies. Ils sont très proches de leur compagne enceinte et s’intéressent de plus en plus à la petite enfance. Mais la violence, ou parfois la distance émotionnelle de leur propre père, les rattrape au moment où leurs enfants commencent à manifester le désir d’agir selon leur volonté propre.

C’est alors que le doute peut refaire surface et que des questions se posent : « Quel est mon rôle ? » « N’est-ce pas à moi d’exercer une autorité sur lui ? » « Il devrait m’obéir, non ? » « Et sa mère ne s’en sort pas non plus… C’est normal ? » « Qui décide, ici ? » Cette dernière question, Frédéric, père de deux enfants, déchu de la garde alternée, la pose à sa fille dans un magnifique documentaire de Marie Agostini intitulé On n’est pas des parents formidables (mais on peut essayer !) [3]. Deux pères, un beau-père et une mère se débattent avec la violence de leur propre père et essaient de se débarrasser de leurs blessures d’enfant pour donner à leurs petits le soutien aimant qu’ils attendent. Ce qui est magnifique, c’est de voir leur volonté manifeste d’accompagner leurs enfants dans une bienveillance espiègle, qu’ils vont aller puiser en eux-mêmes avec l’aide de leur thérapeute. Ils sortent progressivement du carcan mortifère où ils pensaient « devoir » rester, sans pouvoir éviter un sentiment très fort de malaise. Voir cette vulnérabilité montrée sans aucun voyeurisme télévisuel a apaisé et bouleversé certains hommes de ma connaissance. Peut-être ont-ils pris contact avec une réalité : les pères peuvent se laisser envahir par leurs émotions sans pour autant se noyer, mais en gagnant de l’estime de soi et une force intérieure qui va les aider à faire face.

Pour conclure mes recherches, j’ai vu un film sur les relations pères/fils, Tel père, tel fils du réalisateur Hirokazu Kore-eda (Japon, 2013). On y voit deux types de pères, un distant et autoritaire, l’autre joueur et tendre (pour simplifier à l’extrême). Ce qui m’a frappée, c’est l’énergie que les enfants déploient pour se faire aimer. Même quand cela semble « impossible », ils aiment et espèrent être aimés en retour. L’histoire nous montre que cela va finir par toucher profondément le père à distance de lui-même. C’est une œuvre très optimiste où la rencontre de deux modes de parentalité différents apporte un mieux-être à tous.

Car dans le fond, quels sont les besoins des enfants ? Ils souhaitent être aimés avec tendresse et proximité. Ils ont besoin d’être écoutés et reconnus, d’être soutenus dans leurs découvertes, aidés dans leurs apprentissages par des parents qui travaillent aussi à leur propre développement. Une tâche immense qui nécessite la présence d’au moins deux personnes, les parents, mais aussi d’autres adultes alliés des enfants. Abandonner les rôles prédéfinis n’est pas chose facile, mais ce que nous avons à y gagner est très motivant : une relation authentique et chaleureuse avec nos enfants tout au long de notre vie de parents !

 

[1] Visible sur www.youtube.com/watch?v=r_s0WGNsBxo

[2] Un des thèmes centraux de l’œuvre de l’auteure, que l’on peut découvrir par exemple dans son livre C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant (Éditions Aubier, 1998).

[3] Diffusé sur France2 en 2013 et visible sur leur site www.france2.fr/emissions/infrarouge/diffusions/29-10-2013_144317.

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