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Parentalité Créative

La mémoire traumatique – mode d’emploi

La première fois que j’ai entendu parler de reproduction de la violence éducative, c’est en lisant Françoise Dolto. Je venais d’avoir mon premier enfant et j’essayais de comprendre ce qui se passait en moi quand j’étais en colère, et que je me retenais de crier, ou pire, de frapper.

 

J’étais indignée par mes propres réactions. Ne les acceptant pas, j’ai cherché à comprendre. Tout est devenu très clair au moment où j’ai découvert Alice Miller, d’abord en lisant C’est pour ton bien, puis Le drame de l’enfant doué. En fait, Je rejouais ce que j’avais vécu enfant.

 

Je crois que c’est ce qui a éveillé mon intérêt pour le soutien à la parentalité. Il était si difficile de vouloir donner à ses enfants ce que l’on n’avait pas reçu qu’il me fallait trouver des solutions. Alice parlait de retraverser ses souffrances d’enfant et de revivre la colère, le chagrin, la peur, afin de s’en débarrasser. Aussi, quand j’ai entendu parler d’une technique appelée écoute des émotions, j’ai immédiatement assisté à un atelier, et j’ai animé par la suite des groupes d’adultes. Constatant la grande efficacité de cette démarche avec les grands et les petits, j’avais envie de la partager largement.

 

C’est à peu près au même moment que j’ai rencontré Alice Miller, à deux reprises, dans deux groupes différents. Là encore, l’impuissance des parents qui s’exprimaient me touchait beaucoup. Ils semblaient se voir en colère puis frapper leur enfant, sans pouvoir s’arrêter pour autant. Alice faisait toujours la relation avec l’enfance de la personne qui s’exprimait. Je l’ai par la suite rencontrée en tête à tête pour parler de l’écoute des émotions et de ce qu’elle pouvait apporter aux parents. Elle fut très intéressée et lut les ouvrages que je lui prêtai sur le sujet.

 

Il fallait se rendre à l’évidence, aucune méthode de communication ne semblait apaiser la mémoire traumatique. Au bout d’un moment, les parents se sentaient à nouveau aux prises avec leurs vieilles blessures, et même s’ils avaient mis en place des outils pour améliorer leur façon de s’exprimer, certaines situations du quotidien les prenaient au piège. L’expression des émotions constituait ce chaînon manquant capable de déraciner la blessure, et en parallèle les méthodes de communication permettaient de trouver un moyen adapté d’exprimer ressentis, besoins, et demandes.

 

CE QUE DISENT LES NEUROSCIENCES AUJOURD’HUI

Lors d’un congrès, j’ai entendu Muriel Salmona démontrer scientifiquement l’existence d’une mémoire traumatique dans le cerveau [1]. C’était tellement juste ! J’avais l’impression d’entendre une démonstration de ce que je pressentais depuis des années, et j’étais loin d’être la seule.

 

Les neurosciences assimilent aujourd’hui à des traumatismes toutes les situations que nous avons vécues enfant et qui mettaient en jeu notre survie physique ou psychique. Parfois violentes, dégradantes et incohérentes, elles ne pouvaient en aucun cas être analysées par notre cerveau supérieur. Comment comprendre en effet que la personne en qui nous avons le plus confiance nous fasse mal, ne réponde pas à nos besoins, nous terrorise ? Le bébé qui attend seul d’être nourri, qui pleure et qui reste dans cette solitude désespérante sans pouvoir mettre un terme à sa souffrance vit une situation traumatisante.

 

Pour survivre à ces événements, le cerveau déclenche des sécrétions d’adrénaline et de cortisol, qui préparent en général l’individu à réunir ses forces pour gérer la situation. Mais quand cette dernière ne peut pas être analysée, ces sécrétions peuvent être trop importantes et mettre en péril la vie de l’individu. Le cerveau se retrouve en survoltage et il fait en quelque sorte disjoncter le système.

 

Dans ce cerveau littéralement « en panne », seule l’amygdale (siège de la mémoire émotionnelle dite implicite, c’est-à-dire non consciente) est activée. Le traumatisme y est stocké. Certains appellent « refoulement » ce processus qui nous aide à survivre. Sans lui, la réalité aurait été invivable, puisque personne ne venait à notre secours. Le problème de l’amygdale, qui au bout du compte a stocké toutes les situations difficiles non intégrées de notre enfance, c’est qu’elle se réactive à chaque fois qu’elle rencontre un élément qui lui rappelle la situation traumatisante passée. Un adulte qui, enfant, a été battu dans une pièce aux rideaux rouges, se sentira mal à l’aise avec la couleur rouge, sans vraiment comprendre ce qui se passe en lui.

 

Voilà pourquoi une forme de violence peut remonter en nous lorsque notre enfant, bien malgré lui, nous fait revivre certaines situations. Peut-être avons-nous été forcés à manger et nous sommes alors tendus lorsque notre enfant ne finit pas son assiette, ou bien, si lorsqu’il se dandine parce qu’il a envie d’uriner nous lui hurlons d’aller aux toilettes, il se peut qu’enfant nous ayons reçu une fessée dans les mêmes circonstances.

 

Notre amygdale cérébrale nous signale un danger, en face duquel nous avons tendance à rejouer ce que nous avons vécu enfant. Chaque fois que nous avons subi de la violence, des humiliations, des punitions, nous n’avons rien appris car nous étions en état de choc. La crainte dominait, et l’apprentissage ne pouvait pas se faire. De même, nous ne pouvons rien apprendre à notre enfant lorsque la violence nous domine.

UN CHEMIN VERS SOI

Quand j’ai pris conscience de tout cela en tant que parent, je me suis sentie un peu découragée par l’ampleur de la tâche. Ainsi, toutes les souffrances que j’avais vécues bébé, bambin, enfant étaient encore en moi, au moins celles que je n’avais pas pu exprimer  ! Mais j’ai rapidement compris que le travail émotionnel que je pratiquais assidûment nettoyait le terrain, et je me sentais de plus en plus claire, de moins en moins prisonnière de réactions disproportionnées.


J’avais attaqué cet océan de souffrances pour le plus grand bien de ma famille. Ma colère n’était plus une bombe à retardement car elle pouvait s’exprimer régulièrement dans un cadre de sécurité. Au quotidien, avec mes enfants, ce n’était plus de la colère que je vivais, mais plutôt de l’indignation, ou une affirmation de moi-même qui ne laissait pas de part au doute.


Une initiation aux mécanismes émotionnels peut aider les parents à comprendre que c’est rarement leur enfant ou son comportement qui les met en colère. Ce sont plutôt des réminiscences de leur passé qui viennent les tarauder. C’est un peu comme si la colère d’aujourd’hui était accrochée à un énorme boulet du passé. Là où elle devrait s’exprimer assez brièvement, elle prend des proportions énormes et terrorise les personnes sur lesquelles elle se déverse.


La plupart d’entre nous ont appris qu’il était dangereux d’exprimer certaines émotions, nos parents n’étant pas suffisamment informés pour les accueillir simplement avec bienveillance. Ils étaient également prisonniers d’une mémoire traumatique parfois encore beaucoup plus chargée que la nôtre.

La première étape est peut-être de retrouver un sentiment de sécurité lorsque l’on exprime des émotions difficiles. Le plus souvent, nous en avons été empêchés, et la colère était probablement l’émotion interdite par excellence. Il est possible que nous ayons subi de la violence lorsque nous l’exprimions. Un enfant de deux ans se roule par terre lorsqu’il est en colère et ce comportement a pu être durement réprimé.


Je garde le souvenir d’un groupe de parents de bambins entre deux et quatre ans, qui tour à tour témoignaient d’une inquiétude liée à ce qui semblait être «  anormal  ». J’entendais «  Mon fils, il sait ce qu’il veut  ! Il se roule par terre quand il ne l’obtient pas  », ou bien «  le mien c’est pareil, je me demande si je ne devrais pas l’accompagner chez un psychologue  ». Après quinze témoignages à peu de chose près identiques, le groupe conclut que les bambins expriment leur colère sans inhibition aucune et qu’il y a probablement de bonnes raisons à cela.


Les bambins sont si enthousiastes à l’idée de vivre, d’agir sur leur environnement alors qu’ils ont peu d’expérience du monde, que cela les confronte bien souvent à la frustration et à la colère, voire à la rage. On sait depuis quelques années que leur cerveau n’est pas encore assez mature pour différer l’expression de leurs émotions et en un sens quand les adultes autour d’eux sont capables de les écouter, cela leur permet de grandir en apprenant que leurs émotions sont bienvenues.

Mais cela a très rarement été le cas pour nous.


En groupe de thérapie j’ai parfois vu des personnes traverser de violentes colères qui étaient complètement bienvenues. Après la colère, le chagrin salvateur se manifestait. Ce sont ces individus qui ouvrent des portes, et donnent l’autorisation aux autres de plonger dans cette émotion dont nous avons souvent honte, y compris dans un groupe d’écoute qui est fait pour cela.


Quand les inhibitions sont levées, on peut remarquer que l’expression de la colère ne suffit pas, elle semble être comme une sorte de chemin tortueux qui conduit à l’expression d’autres émotions libératrices comme la tristesse et la peur.

C’est ainsi que peu à peu nous reprenons les choses en main dans notre vie. Notre mémoire traumatique n’est plus aux commandes, nous devenons capables de gérer les mécanismes déclencheurs en les repérant en amont et en prenant des mesures pour protéger nos enfants d’une colère destructrice.


[1] Ces données ont été rapportées par Muriel Salmona, psychiatre, psychothérapeute, chercheuse et formatrice en psychotraumatologie et victimologie, lors du colloque de la Fédération française de psychothérapie et psychanalyse (FF2P) en 2010. Elles recoupent les travaux de Joseph LeDoux, professeur au Centre de sciences neurales de New York, auteur de Le Cerveau des émotions, les mystérieux fondements de notre vie émotionnelle, éditions Odile Jacob (réédité en 2005).

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