Nous voici dans le noir complet, avec mes enfants nous cheminons dans une sorte de tunnel jalonné d’obstacles où nous avons des tâches à effectuer, mais en restant dans l’obscurité. Des rires fusent, la crainte de tomber ou de se blesser s’exprime aussi, même si nous sentons bien que nous ne risquons pas grand-chose.
L’expérience est intéressante, elle a pour but de nous sensibiliser aux perceptions d’un malvoyant et par là de développer notre empathie pour les personnes affectées par ce handicap.
L’empathie, c’est cette aptitude humaine dont nous sommes tous dotés à la naissance, qui nous permet de nous mettre à la place des autres et de développer une compréhension de ce qu’ils ressentent. Les découvertes faites à ce sujet par les neurosciences en quelques années ne cessent de nous surprendre. Nous pensions que l’empathie était une compétence acquise, nous avons appris que les enfants en étaient dotés très tôt et qu’ils étaient capables, dès 14 mois [1], de porter secours à un adulte en difficulté se trouvant dans la même pièce qu’eux, y compris si était placé sur leur chemin un jeu attractif.
Subitement, il n’est plus question d’acquérir de l’empathie mais plutôt de la préserver et de l’aider à s’épanouir. Car les relations sociales et l’éducation traditionnelle peuvent mettre à mal cette précieuse ressource. Au lieu de se développer, elle peut s’amenuiser et rendre notre existence assez terne sur le plan relationnel.
Comment regagner l’empathie perdue par les adultes qui ont subi des séparations précoces, une éducation répressive où ils ont appris qu’une personne supposée les aimer et les protéger leur faisait du mal, une scolarisation où les relations entre pairs étaient réprimées et où la compétition régnait, blessant un grand nombre d’entre eux ?
À une époque où le fait d’augmenter son capital d’empathie peut être un défi primordial pour l’avenir de l’humanité, comment réparer cette capacité qui peut nous conduire à la bienveillance ?
C’est un peu la mission que s’est donnée le musée de l’empathie. Aider les visiteurs à vivre dans les chaussures de quelqu’un d’autre pour comprendre ses difficultés et peut-être essayer d’améliorer sa situation. Voilà une idée très originale qui mérite d’être soulignée.
Mon expérience de l’empathie est un peu différente, mais complémentaire de cette démarche expérimentale. Quand nous sommes empathiques, nous sécrétons de l’ocytocine, et l’interlocuteur qui reçoit notre empathie sécrète à son tour de l’ocytocine qui le pousse à être empathique [2]. Sans connaître ce phénomène, j’ai expérimenté l’écoute comme un acte de bienveillance véhiculant l’empathie, et donc la compréhension. À chaque fois que j’ai été écoutée, j’ai eu le désir d’écouter à mon tour. Plus j’ai été amenée à écouter les souffrances, les peines, se traduisant par des émotions intenses chez les personnes que je rencontrais dans le cadre de mon travail ou de ma vie personnelle, plus je devenais empathique, moins j’étais aux prises avec des préjugés ou des conditionnements m’empêchant d’être vraiment au contact de tous.
Le partage de nos blessures, de notre tristesse semble être un puissant facteur de rapprochement. Pour travailler son empathie, je trouve qu’il n’y a rien de plus efficace que d’écouter avec toute son attention les personnes que nous avons du mal à comprendre et de constater que les incompréhensions s’évanouissent comme par enchantement. Et ce qui a amplifié pour moi ce phénomène, c’est le fait de devenir parent.
À partir du moment où mes enfants sont nés, je me suis demandé des dizaines de fois par jour : « Comment se sentent-ils ? » « Quels sont leurs besoins ? » « Que puis-je faire pour améliorer leur bien-être ? » Les occasions de donner de l’empathie ne manquaient pas. D’ailleurs, saviez-vous que c’est en ayant des enfants que Kerstin Uvnas Moberg a été la première à remarquer que l’ocytocine jouait un rôle anti-stress chez les jeunes mères ? [3]
Je comprends aujourd’hui que ce phénomène d’empathie déclenchant des sécrétions d’ocytocine me donnait le désir de partager, d’être empathique et de recevoir de l’empathie d’autres parents autour de moi. C’est un fait, la maternité nous permet de développer nos compétences sociales [4]. Comment écouter les colères répétées, les manifestations de déceptions, les sollicitations en rafale de nos enfants sans ressentir une épouvantable frustration ? Cette frustration, fort heureusement, co-existe avec un amour et une motivation sans précédent dans notre vie, qui nous aident à chercher des solutions pour les aider à devenir des adultes heureux.
Pour survivre aux sollicitations de plusieurs enfants à chaque heure du jour et de la nuit, il m’a fallu aller chercher le soutien de mes pairs, et pour cela développer mes « talents sociaux ». Ces talents se sont musclés avec le temps et j’ai appris à mobiliser des capacités différentes en fonction de l’âge de mes filles, les besoins de chaque membre de la famille évoluant.
J’ai à mon tour donné du soutien à de nombreux parents, qui ont à leur tour eu le désir de faire de même. En vingt ans, cette empathie que j’avais recherchée pour moi-même s’est multipliée et s’est manifestée sous diverses formes, le soutien parental a fleuri !
Toute cette révolution a commencé par un bébé au sein le sourire aux lèvres, des attentes de tendresse que j’ai su combler un peu mieux au fil de mes grossesses, et comme cette première relation mère-bébé a un immense impact sur toutes les relations ultérieures que le nourrisson vivra, j’ai l’espérance que le potentiel d’empathie de mes enfants prospérera et qu’ils participeront à la construction d’un monde plus solidaire et… empathique !
Catherine DUMONTEIL-KREMER
[1] La bonté humaine : Altruisme, empathie, générosité, de Jacques Lecompte, éditions Odile Jacob (2014)
[2] Vivre heureux avec son enfant, de Catherine Gueguen, éditions Robert Laffont (2015)
[3] Ocytocine : l’hormone de l’amour, de Kerstin Uvnäs Moberg, éditions Le Souffle d’Or (2015)
[4] Le cerveau des mères : Ou comment la maternité rend les femmes plus intelligentes, de Katherine Ellison, éditions Marabout (2008)